Les francs-mâchons

Société philanthropique pour la défense et l’encouragement de la tradition du mâchon, créée en 1964

 

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La quenelle lyonnaise, quand les pâtissiers passent la main aux charcutiers

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La quenelle est un mets de choix dans l’univers du mâchon lyonnais. D’abord parce que le plat est indissociablement lié à la capitale des Gaules qui en constitue indiscutablement la capitale mondiale. Elle nous renvoie plus particulièrement à tout un pan de l’histoire gastronomique de la capitale des Gaules, tant les mères lyonnaises ont contribué à son rayonnement. Ensuite et surtout parce que la quenelle, c’est bon ! Mais qu’est-ce que c’est bon ! Si sa préparation ne souffre pas la médiocrité, elle s’accommode avec la chair de brochet, bien sûr, mais aussi de volaille, de lapin… ou se déguste nature et elle s’accompagne de nombreuses sauces. Si tout Lyonnais qui se respecte connaît donc la quenelle, quelles en sont les origines ? D’où vient-elle ? Qui est le créateur de la recette ? Comment est-elle parvenue jusqu’à nous ? Retour sur l’histoire d’une étoile de la cuisine lyonnaise.

I) La quenelle avant la quenelle

La quenelle est un mets très ancien, puisqu’elle semble avoir existé sous des formes et des saveurs diverses dès l’époque des Romains. Attestée sous l’empereur Héliogabale, elle est également mentionnée par l’ouvrage De Re Culinaria d’Apicius, sous l’aspect d’une pâte à base de poisson et d’œufs, moulée puis cuite dans de l’eau bouillante.

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Les tables des rois et nobles de France proposent également un mets similaire, présenté comme un plat de choix. Elle est notamment dégustée par le roi Louis XV et ses courtisans lors des « Grands Soupers ». L’un des premiers livres de cuisine, La Cuisinière bourgeoise, écrit par un certain Menon en 1746, conseille de garnir ces boulettes de purée de brochet et de les servir en entrée. Les quenelles se composent alors principalement d’un hachis de volaille, de gibier ou de poisson auquel on incorpore une égale quantité de mie de pain trempée dans du lait. Le mélange est pilé, puis accommodé de beurre, de jaunes d’œufs et de divers assaisonnements. La quenelle est ensuite cuite dans l’eau et pochée.

Pour appréhender sa forme, il faut revenir à un écrit de Sarah Bernhardt qui décrit un jeune homme qui fut surnommé « la Quenelle » comme « long, flottant, sans couleurs ».
C’est dire si, pour devenir quenelle, « la boulette romaine (devra encore) transité par l’Allemagne et l’Alsace, (et prendre) une forme ovale », comme le rappelle Yves Rouèche dans son Histoire de la gastronomie lyonnaise. Elle doit, en effet beaucoup aussi aux recettes germaniques, Knödel et autres Knoffle, les « boulettes de pâte » qui utilisent la farine de blé et sont très populaires en Allemagne et en Autriche.

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II) Charles Morateur ou le temps des pâtissiers

Au cours du premier quart du XIX ème siècle, l’axe de communication que représente la région lyonnaise et la vallée de la Saône profite à plein de l’essor de l’économie française, de l’industrie, des transports, des productions agricoles et les populations de la métropole lyonnaise s’enrichissent.
Pourtant, en ce début des années 1800, quelques fléaux et calamités agricoles viennent ralentir cette belle mécanique : alors que la pyrale ravage les vignobles du Mâconnais et du Beaujolais, la Saône est envahie par les brochets qui menacent l’équilibre naturel des cours d’eau et des étangs.

La pêche intensive du poisson carnassier est donc organisée, mais, dans une société où l’alimentation n’est pas encore assurée pour tous, il convient de trouver de nouvelles façons de cuisiner le brochet, aussi abondant que difficile à transporter.
Dans ce cadre, Felix Benoît attribue, dans sa Cuisine des Traboules, écrite en 1983, la paternité de la recette à un pâtissier lyonnais, Charles Morateur, aux alentours de 1830.
Par honnêteté intellectuelle, je me dois de vous faire part, à ce stade de l’article, du fait que, tout comme la caillette qui, pour certains, serait altiligérienne, pour d’autres ardéchoise, ou également drômoise, l’origine de la quenelle lyonnaise fait polémique : nos amis de Nantua se l’attribuent de manière tout à fait outrageuse, tandis que nos amis isérois du Port-de-Quirieu l’adjugent à une certaine famille Moyne, au demeurant aubergistes, boulangers et vendeurs de vin en 1816 dans leur bourgade. Bien que cette dernière théorie paraît tout à fait plausible, pas du tout par chauvinisme et puisque la bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe, laissons là tous ces envieux et revenons à notre pâtissier Charles Morateur.

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Ce grand homme a donc l’idée d’incorporer du brochet dans une pâte à choux. Il propose un mélange de chair de brochet pilé dans un mortier en pierre avec une « panade », préparation à base de farine cuite ou de semoule, d’eau ou de lait, de gras de boeuf haché et de jaunes d’oeufs ajoutés au fur et à mesure. Cette invention culinaire originale se démocratise, plaît et les créateurs de quenelles se multiplient.
Les célèbres « mères lyonnaises » jouent également à la même époque un rôle important dans la diffusion de la nouvelle recette : la mère Brigousse, par exemple, sert dans son restaurant de Charpennes « les tétons de Vénus », des quenelles énormes en forme de sein.
Seuls les pâtissiers fabriquent alors des quenelles qu’ils commercialisent dans leur magasin. Cet engouement crée une tradition dans les habitudes dominicales des Lyonnais : le matin, ils vont à la pâtisserie avec une casserole dans laquelle on met les quenelles et la sauce à base de purée de tomate pour les faire cuire.

III) La main passe aux charcutiers

Au début du XXème siècle, la quenelle de poisson à la lyonnaise, mentionnée dans le Dictionnaire universel de cuisine de Joseph Favre, est déjà à son firmament, suscitant de nouvelles polémiques concernant ses origines : en 1907, Louis Légroz, de la charcuterie Au Petit Vatel, s’attribue à son tour son invention.
Cette anecdote témoigne d’un tournant majeur pour la recette : ce sont désormais les charcutiers qui prennent la main, au détriment des pâtissiers. Et le personnage central de cette évolution est le créateur de la quenelle lyonnaise moderne : Joseph Moyne, charcutier qui s’installe au 42 de la rue de la République en 1904.

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Après la première guerre mondiale, ce dernier s’associe avec un chocolatier, Rousseau, et c’est au milieu des années 1920 que les deux compères créent une nouvelle recette plus élaborée de l’ancienne quenelle lyonnaise.
Le gras de bœuf est remplacé par du beurre, tandis que la panade, plus cuite, s’apparente plus à une crème pâtissière, et la lourdeur disparaît. La « quenelle Moyne » ou « quenelle de régime » est née et c’est tout de suite un succès. L’homogénéité du produit est meilleure et la quenelle devient plus légère, plus digeste.
En revanche, la « pilée », la pâte à quenelle, est plus molle et sa consistance rend particulièrement difficile la mise en forme cylindrique et allongée traditionnelle. C’est pourquoi Joseph Moyne « imagine un nouveau moyen pour former ses quenelles à l’aide de deux cuillères spéciales, l’une plate l’autre incurvée, ce qui confère aux quenelles lyonnaises artisanales leur forme pointue caractéristique », comme le précise l’Histoire de la gastronomie lyonnaise.

Pendant la seconde guerre mondiale, les restrictions alimentaires rendent plus difficile de rassembler l’ensemble des ingrédients pour réaliser ces quenelles. Le brochet est finalement retiré des recettes. Ces dernières deviennent plus simples et moins coûteuses : c’est la quenelle nature. 

Vous l’aurez compris, la paternité de la recette de la quenelle, l’origine géographique et historique du produit sont floues. On trouve une multitude de personnages, d’horizons divers, de temps immémoriaux ou plus récents pouvant revendiquer la création de la quenelle. De même, elle peut être proposée nature, avec de la chair de brochet ou de la viande de volaille, de lapin… Elle peut même se déguster en gratin. En revanche, force est de constater que ce mets est universel et mondialement connu et qu’en toute humilité, Lyon en est devenue la capitale, pour le plus grand plaisir des gastronomes en visite ou ayant posé leur valise entre Rhône et Saône.